Article de Yann Moix - paru dans le Figaro littéraire du jeudi 4 décembre - sur le livre :
Les écrits d'Etty Hillesum,
Journaux et lettres 1941-1943
"Les juifs ont Dieu dans le sang. Le Dieu d'Etty Hillesum, morte à trente ans à Auschwitz, n'est pas celui d'Abraham, mais pas tout à fait non plus celui de Jésus. Etty n'a pas voulu choisir entre le Sinaï et la Croix : ce qu'elle nomme "Dieu", c'est la possibilité de s'extraire du monde de tous les jours, qui est imaginaire. Car non : le monde réel n'est pas celui qu'on croit. Peu de gens connaissent le véritable monde réel : il est occulté, recouvert de boue, de mensonge, d'argent , de cravates, de médailles. La seule réalité possible est ailleurs, à la fois toute proche et à des années-lumière : elle est en nous. Il s'agit donc de participer le moins possible au monde tel qu'il va, cette imperturbable fiction, de faire tous les efforts pour pénétrer dans le monde dévoilé, celui où la vérité est toute neuve, la réalité, intacte et les choses, elles-mêmes. Ici, les phénoménologues croisent souvent les saints. Husserl présentes ses hommages à Thérèse d'Avila.
On appelle Dieu ce lieu étonnant d'où, au lieu de voir la trace de nos pas dans la neige, on voit une étendue blanche immaculée,qu'aucune présence n'est venue souiller. Cette capacité d'effacement,de soustraction au monde, n'est en rien une fuite, une lâcheté, une démission : mais l'affirmation, courageuse, profonde, qu'on se trompe de vie en voulant trouvé sa place dans une société où toute position est hiérarchique, sociale, économique ou intellectuelle. On se trompe quand on affirme que trouver sa place, c'est se faire une place. "Ma place au soleil", c'est bon pour l'athée qui monde en grade, élimine l'adversaire, gagne du terrain, devance la concurrence. Trouver sa place, c'est la trouver d'abord en soi : être au centre de soi-même avant d'être le centre du monde. L'athée est celui qui, comme un gaz se répand, entend occuper tout l'espace. D'une prétention parfaitement risible, il perçoit la réalité comme un e continuation, une excroissance de lui-même : il est l'homme le plus important de tous les hommes. Le mystique est au contraire infiniment comprimé : il occupe un volume minimal, parce qu'il sait que l'important n'est pas d'être vu, mais de voir.
Etty Hillesum fait partie de ces très rares génies qui font comprendre que si Dieu est unique, c'est parce que chacun de nous est unique. Là réside le vertigineux mystère de la divinité : c'est dans sa diversité que Dieu est un. Le polythéisme, c'était une multitude de dieux qui finissent par se ressembler ; le monothéisme, c'est un seul Dieu qui ne se ressemble jamais. Mais c'est bien plus que cela : c'est affirmer qu'il n'y a que Dieu. Que rien n'est réel qui ne s'appelle Dieu. Il y a d'un côté, qu'on peut nommer également "réalité réelle" ou vérité vraie" ou "monde dévoilé", et de l'autre, le monde "actuel" où nous vivons, bougeons, skions, achetons, courons, qu'on peut désigner par "réalité fictive", "mirage" ou "imagination". S'il n'y avait qu'un message à retenir d'Etty, ce serait celui-ci : la vie intérieur n'a aucun complexe d'infériorité à avoir face à la vie extérieur, qui trop souvent qui trop souvent confond le monde et la mondanité. Elle le dit un milliard de fois mieux que moi. Car ce qui fascine chez Etty, quand on découvre ses cahiers, ce sont les fulgurances, toutes inouïes. Ainsi, la phrase qui suit est sans doute une des plus belles et des plus puissantes de toute la littérature mondiale: "Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu.""Parfois, je parviens à l'atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre à jour. IL y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d'eux." Sans l'appareil philosophique d'Edith Stein, sans la transe épiphanique de sainte Thérèse de Lisieux (même si, comme elles, elle entend réaliser de "grandes choses"), sans la puissance intellectuelle de Simone Weil, la jeune Etty Hillesum parvient, tiraillé entre des envies de débauche sexuelle et des besoins de retraite dans une cellule, à nous laisser, rédigées sur des coins de table ou sur la pierre des camps, une des oeuvres les plus extraordinaires du XXième siècle. Elle est mal dans sa peau. Elle trouve nul tout ce qu'elle écrit. Le soir, elle reprise ses bas. Elle ne rêve que de s'oublier elle-même, de "suivre son propre chemin", ce que personne ne fait jamais. Son ambition première est l'abandon. On pleure en la lisant. On dirait de la lumière qui parle.
1 commentaire:
On découvre dans ces Ecrits le grain réel de la voix, le tremblement, la hâte de l'écriture ...
Un être d'exception qui bénit l'existence alors que l'étau de la souffrance et du désespoir se resserre : "Comme la vie est belle pourtant"! n'ayant jamais renié ni sa nature sensuelle ni son humour.
Merci Paulo pour ce très beau document.
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